Seth, Wimbledon Green

Un héros de papier

Wimbledon Green
Par Seth
Seuil, 2006
125 pages
Originellement publié en anglais par Drawn and Quarterly en 2005

Ce livre s'offre comme un objet d'apparence à la fois modeste et somptueuse : il a le format d'un simple carnet de notes ou de croquis (Seth affirme d'ailleurs que les premières pages du livre sont nées d’une expérience dans un carnet, menée au gré des loisirs laissés par un agenda bien chargé) ; le dispositif formel est fruste, un gaufrier de base de vingt cases grandes comme un timbre-poste, en simple bi- ou trichromie; mais avec cela, une magnifique couverture à dorures, une finition impeccable jusque dans les moindres détails, qui en font un vrai-faux objet de collection.

Ce caractère grandiose répond à l'ampleur de la tâche que se donne le récit : construire une légende, celle de Wimbledon Green, le plus grand collectionneur de comics du monde. L'entreprise rappelle celle d'Orson Welles dans Citizen Kane, où le cinéaste dressait le portrait plus grand que nature du magnat de la presse W. R. Hearst (lié au monde des comics, puisqu'il fut le protecteur de G. Herrimann, le créateur de Krazy Kat). Le genre dans lequel se moule le récit est d'ailleurs en partie commun aux deux œuvres : un faux documentaire, sous la forme d'un montage serré de témoignages et d'anecdotes, qui dressent en creux le portrait contradictoire d'une figure quasi surhumaine.

Mais si les héros de Seth et de Welles sont tous les deux en un sens des personnages de papier (éditeur ou collectionneur), Wimbledon Green l'est bien sûr à un autre titre encore : sa passion et sa démesure le haussent au statut de personnage de fiction, sa quête dérisoire le transforme en un héros digne des illustrés qu'il collectionne. Ou, au moins, d'une parodie de ceux-ci, dans la mesure où contrairement à Citizen Kane, dont la matière était les affaires du monde, son univers est un tout petit monde, au physique comme au moral : celui de la poignée de fanatiques des "images dérisoires", comme disent (paraît-il) les Japonais. D’où, sans doute, la modestie relative de l’objet mentionnée plus haut.

Et en effet le récit de la vie de Wimbledon Green permet à l'auteur de brosser une satire délicieusement caustique du microcosme des amateurs forcenés de bande dessinée, avec ses mesquineries et ses ego ridiculement démesurés. Il nous en détaille la faune : collectionneurs de toutes espèces, marchands sans scrupules, érudits pointilleux et grandiloquents, nostalgiques de tout poil…, avec la dose d'autodérision à la fois féroce et tendre de celui qui la connaît bien pour en être soi-même. Wimbledon Green et ses comparses sont des caricatures : fantoches imbus d'eux-mêmes, trouvant une fragile justification à leur existence dans l'exercice de leur passion dévorante, ils s'agitent dans leur panier de crabes, montent des coups minables, répercutent à l'infini les ragots du milieu. Mais leurs menées en font aussi les héros d'une parodie d'aventure : le graal ici est le Green Ghost #1, comics obscur et mythique, mobile d'une quête délirant qui engage toute l'énergie et les ressources des grands seigneurs du monde de la collection.

Mais ce qui d'une certaine manière nous est donné à voir, c'est peut-être aussi plus largement une mise en scène du revers des mythes de l'Amérique, jouée dans un milieu de losers par excellence : les introvertis, les inadaptés d'une culture optimiste tournée vers le progrès et le clinquant, réfugiés dans le monde doré et imaginaire des comics. En vrai pionnier, le jeune Wimbledon Green s'élance en camionnette dans les vastes espaces américains, à la conquête du territoire sauvage des comics oubliés : mais c'est là un continent perdu, un âge d'or à retrouver plutôt qu'un nouveau monde. Et c'est le versant pouilleux (mais aussi exalté) du mythe qui est invoqué : celui des vagabonds de la crise, dépourvus de chez-soi, qui errent en quête du "ragoût" du soir. Cependant, expérience faite, Green devient comme l'élite de ses congénères un self-made man solitaire, à la manière des capitaines d'industrie du XIXème siècle américain, à la tête d'un empire, avec leurs trains privés et leurs palais où s'entassent les trésors du vieux monde (ici, ce seront des comics, bien sûr).

Ce qui sauve cependant ces figures pathétiques du ridicule et les rend attachants, au delà des circonstances de leur milieu microscopique, c'est leur touchante humanité. Tous ont une faille qui les travaille et guide secrètement leur vie. Elle a à voir avec leur enfance, paradis perdu ou blessure secrète ; et comme le géant aux pieds d'argile Citizen Kane, Wimbledon Green a lui aussi son Rosebud. La nostalgie, le refus de se résoudre à une perte ressentie comme inacceptable, les meut dans leur quête, transcendant leur passion égoïste et mesquine. Dans un plaidoyer pro domo, Green explique sa vocation : être le dernier rempart avant l'oubli. Il entasse et ratisse, mais le résultat de cet affairement est plus qu'une vulgaire accumulation de richesses disparates : il construit un temple de la mémoire. Et pas de n'importe quelle mémoire, mais de celle très spéciale, intime, qui est propre à l’univers de la bande dessinée, et qui pour tant d'amateurs a comme fondement le souvenir ému d'un bonheur de lecture enfantine. Mémoire où se croisent le plus intime donc, et le plus général, l’écho de l’époque que reflètent ces bandes.

Tiraillé entre la double figure contradictoire du super héros tout puissant et du vagabond détaché et poétisé (un fragment de planche d'aventure de l'un et l'autre de ces deux types de héros orne les pages de garde qui ouvrent et concluent le livre), Wimbledon Green, mi-requin mi-philosophe, trace sa route incertaine et solitaire, tantôt chargé de valises lourdes de nostalgie de papier, tantôt muni d'un simple balluchon, emporté ou serein, bien qu’à jamais inconsolable; et ce faisant il construit sa légende, que n'oublieront pas ses semblables, si le cœur et la passion ne leur font pas défaut.

Gabriel Umstätter
Décembre 2006

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