Baudoin, ?‰loge de la poussière

Baudoin, l'image et le texte

Venu sur le tard à la bande dessinée, Baudoin y poursuit depuis lors une carrière discrète mais prolifique, publiant chez les meilleurs éditeurs (Futuropolis, l'Association et bien d'autres depuis) des albums qui restent malheureusement peu connus du grand public. Dessinateur virtuose, il possède un style protéiforme, capable d'épouser toutes les nuances de scénarios très sensibles et souvent largement introspectifs.

Cette interview a été réalisée au festival de Sierre en 1998, où Baudoin avait été récompensé pour un magnifique petit livre, Piero (éditions du Seuil), où il raconte son enfance en compagnie de son frère et leur découverte du dessin. Baudoin cite aussi un autre livre, Éloge de la poussière (L'Association), où des souvenirs des derniers mois de la vie de sa mère servent de support à une réflexion sur l'utilité, la vieillesse et la mort.

Il vous arrive de travailler en marge de la bande dessinée proprement dite, en illustrant par exemple des romans ou des livres pour enfants. Ces illustrations s'inscrivent-elles dans la lignée de vos bandes dessinées, ou s'agit-il pour vous d'un travail d'un autre ordre ?

En ce moment, l'illustration m'offre l'opportunité de toucher à nouveau à la couleur. Mais de manière plus générale, ce n'est pas la bande dessinée qui précède le reste dans mon travail. Quand j'ai commencé à gagner ma vie en dessinant, c'est vers l'illustration que je pensais me tourner, pas du tout vers la bande dessinée. En ce sens, l'illustration représente également une manière de revenir à la raison première du chemin que j'ai parcouru avec le dessin. En fait, c'est plutôt la bande dessinée qu'on pourrait considérer comme en marge de mon travail.

Dans ce cas, comment en êtes vous arrivé à faire de la bande dessinée ?

Par hasard, et à vrai dire plutôt pour des raisons alimentaires au départ. Rien ne m'y prédisposait. Enfant, je n'étais pas un lecteur de bandes dessinées. Et au début, l'idée de devoir redessiner sans cesse le même visage m'ennuyait. Mais peu à peu, en faisant de la bande dessinée, je me suis aperçu que j'aimais raconter des histoires. Maintenant, je suis même tenté par le roman, sans dessins.

De nombreux dessinateurs de bande dessinée confirmés se tournent aujourd'hui vers d'autres médias, comme la peinture ou le cinéma, ou réalisent régulièrement des sérigraphies à côté de leurs bandes dessinées. Pensez-vous que c'est parce que le cadre strict de la BD peut se révéler frustrant à la longue ?

Non. Je trouve cette manière de s'exprimer d'une richesse incroyable. Même si beaucoup a déjà été fait, le champ de ce qui reste à défricher me paraît encore beaucoup plus vaste. J'ai découvert le potentiel énorme que représente la possibilité de mêler texte et dessin. Des écrivains aussi s'en rendent compte. Le Clézio par exemple m'a dit un jour que s'il savait dessiner, il ne se limiterait pas à l'écriture, mais mènerait les deux en parallèle. J'entrevois de nouveaux possibles dans la bande dessinée, et je m'efforce d'en explorer au moins une partie.

Pourriez-vous nous donner un exemple de ces possibilités inexploitées ?

Baudoin, ?‰loge de la poussière

Prenons par exemple l'un de mes derniers albums, Éloge de la poussière. Une image y est reprise trois fois : elle représente deux objets qui me restent de ma mère, une paire de lunettes cassée et une pince à linge. La première fois que cette image apparaît, elle est accompagnée d'un texte qui lui attribue une signification qui n'existe pas vraiment, car cette signification n'appartient qu'à moi seul, ne veut rien dire pour un autre. Mais un peu plus loin, je reprends cette image, juste après avoir raconté le dernier souvenir de ma mère, avec juste une petite phrase : Jeanne disait souvent : "On est peu de choses" . Cela donne une autre signification à ces lunettes et à cette pince à linge. Enfin, je reprends l'image à la toute dernière page : sans commentaire, mais avec les mots ''J'étais heureux'' dans la case juste au dessus. Tout s'inverse : ce qui était dérisoire et insignifiant est à présent placé pour ce que le personnage a de plus important au monde. On pourrait jouer ainsi avec le lecteur sur 20 images au lieu d'une ! Au départ l'image est vide, sans signification précise, mais on peut l'enrichir peu à peu, avec des groupes de mots, jusqu'à pouvoir à la fin écrire un texte avec des images que l'on a apprises à lire au lecteur, ou encore les mettre en parallèle avec un texte littéraire à côté. J'entrevois toutes sortes de pistes, dans lesquelles je ne m'engage pas encore; mais d'autres, plus jeunes, le pourront peut-être. Aujourd'hui, de plus en plus, les enfants savent lire les images. Mais peut-être aussi que je défriche un domaine où je suis le seul à aller...

Quels autres champs artistiques vous inspirent dans votre travail, en dehors de la bande dessinée ?

Je me mets aussi au roman, comme je vous l'ai dit, mais ce n'est pas une fuite, je le fais pour mieux comprendre la bande dessinée. Un autre domaine qui m'a enrichi, c'est la danse contemporaine. J'ai d'ailleurs réalisé quelques chorégraphies. La danse contemporaine me paraît être la manière de s'exprimer la plus adaptée à notre époque, grâce au " frottement " que l'on peut y faire. J'emploie le mot " frottement " dans le sens que lui donne Deleuze, un philosophe que je trouve très stimulant.

Pourriez-vous expliquer plus précisément ce dont il s'agit ?

Comment vous dire... Voyez : hier j'étais à Amsterdam, aujourd'hui je suis à Sierre, demain je serai à Nice. Notre vie est de plus en plus éclatée, contrastée. Sur une scène, on peut présenter des gens qui bougent de façon hystérique sur du Liszt ou du Chopin, et l'éclairage peut dire encore autre chose. Et puis l'instant d'après, on peut les faire danser de manière langoureuse, douce, sur de la musique de U2. On peut parler de ce contraste, de ce zapping continuel, présenter une chose et son contraire aussitôt après. Il y avait déjà ce frottement chez Rimbaud... Comment exprimer cette façon de vivre aujourd'hui ? La danse contemporaine le peut. Je cherche à le faire aussi avec une bande dessinée, en utilisant les formes d'aujourd'hui. Je vous ai parlé de ce mélange des images et du texte... La manière dont on se met dans le travail aussi est importante. Voyez mon livre sur Vitrolles (Z Editions, Nice) : il est mal dessiné, je l'ai fait uniquement debout, dans les encoignures de porte, à cause du mistral. Vitrolles est une ville où les gens entrent et sortent sans cesse, où il y a beaucoup de passage. Je m'efforce de vivre physiquement les choses.

Publié originellement dans la revue Pangloss No 7, automne 1998.

Gabriel Umstätter
Octobre 2006

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